Hier soir au menu, il y avait entre autres de la betterave. Crue. De fins filaments d'un rouge violine, râpés et négligemment disposés sur du cresson, vert et charnu. Agréable à l'œil et aux papilles.
Je pense à Levi-Strauss dans Tristes Tropiques "L'humanité s'installe dans la mono-culture ; elle s'apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat."
Jusque là, ça va encore, il reste quand même du cresson.
Je me sens comme en voyage à l'étranger.
Je suis en immersion totale dans la vie réelle. Entourée, cernée, de no digitalife.* Je m'aperçois soudain que cela m'arrive de moins en moins souvent.
Je souris, parce que là, "ça" parle rugby à table et personne n'ose regarder où en est le match. France vs Pays de Galle.
Les conventions sont lourdes et la tension un peu pesante. Il suffirait d'un rebelle mal élevé pour qu'une partie de la tablée fuit vers toute personne capable de lui donner le résultat du match. Pas de grand sorcier pour sortir son mobile et faire apparaître la magie digitale ?
Non. Ici, ce serait offenser les us et bouleverser les coutumes civilisées. Chez les NTL, les No Techno Logique, "on n'est pas des sauvages" répète à l'envie une jeune femme qui peste contre l'usage des téléphones mobiles en société, l'omniprésence d'Internet et sa dangerosité. Chez les NTL on a sa logique à soi, et pas la logique techno : le luxe officiel, c'est de pouvoir être déconnecté.
Comme si être connecté(e) était une contrainte dont il faille faire la preuve de sa capacité à s'affranchir.
Une sorte de rite de passage. Je suis déconnecté(e) donc je suis (du verbe être et surtout pas du verbe suivre, attention !). De telles affirmations de son "moi réel" me semblent suspectes quant à la possibilité d'un "moi virtuel" à exister. Il y a tant de peurs et d'angoisses non verbalisées dans ce discours en négatif sur Internet.
Je souris parce qu'à nouveau je pense à Emilie qui doit être en train de commenter le rugby sur twitter. Je viens de lui faire rater une audience fervente qui s'ignore. Mais chez ces gens-là, on ne twitte pas, madame. On parle.
C'est une constante : en société, le silence ne se partage pas. Il se meuble.
Alors, le vin aidant, "ça" parle soudain beaucoup. Je défollowerais bien mes voisins d'en face. Ailleurs, ces babillages seraient considérés comme du spam ! Mais chez ces gens-là, on ne défollowe pas, madame, on écoute poliment. J'archive donc sans lire écouter, alors !
Je ne m'ennuie pas. Pas encore. J'observe, j'entends, je participe, j'échange. En live, comme disent les français :-)
Avec intérêt et amusement. Et suffisamment de distance avec qui je deviens pour prendre un peu de recul. La vie sociale version "real life" avec une majorité d'inconnus que je ne connais même pas en ligne. Un réseau de sociabilité disait-on avant les réseaux sociaux en ligne.
Étrange jeu de miroirs.
Je me renseigne à pas de louve sur leurs usages digitaux.
Le pouvoir de l'ordinateur familial a été pris par un ado tête de mule suffisamment malin pour faire peser la menace ultime "Surtout ne clique pas ici, c'est un firewall qui protège l'ordi." Dois-je dévoiler aux parents du gardien de l'ordinateur qu'emule n'a jamais été un firewall ?!?
Ils jettent un œil le soir à la maison sur leurs emails privés, mais pas tous les jours. Ce qui est important n'arrive pas dans leurs emails, mais dans la messagerie vocale de leur téléphone mobile qui ne va pas lire les emails. Je ne juge pas, je relate.
Ils consultent quelques sites mais avec un but précis : rechercher un complément d'information, un complément seulement, la vraie info, c'est la télé et la radio, un horaire ou une salle de cinéma, préparer un voyage, éventuellement comparer un prix avant d'acheter mais pas systématiquement. En magasin, toujours. Peu ou pas d'e-commerce. Jamais de lectures de recommandations ou d'avis d'autres utilisateurs. Quant à en laisser eux-même ... Qui les lirait, l'un d'eux s'interroge.
Réseaux sociaux ? Je crois que je viens d'être vulgaire, à défaut d'être grossière.
Des addicts de la "vie réelle". Qui attribuent une vertu magique et transcendante à la "vraie vie" par opposition à la "virtualité et au manque d'authenticité d'internet" et si tu vas dessus ils te prennent en photo avec ta webcam sans que tu le saches et te volent ton âme.
Ni curieux ni sensibles à la dimension sociale (son enjeu?) d'Internet. Ils n'y croient simplement pas. Et en tout cas pas pour eux.
Ils croient dur comme fer en "la vraie vie", la seule qui vaille d'être vécue. L'autre étant par opposition, un pis-aller, un ersatz pour ado, célibataire, pervers, frustré, solitaire et j'en passe, rayez les mentions inutiles. Comme si l'une s'opposait à l'autre.
Étrangement la radicalité et ces certitudes assénées comme des vérités premières me choquent.
Je ne suis pourtant théoriquement pas une digitale native.
Je n'étais pas.
J'ai dû renaître. Je ne sais plus quand ni où.
Je regarde mes mains, essayant de discerner la marque discrète de palmes ou d'une quelconque transformation physique depuis que je parle plus avec un clavier qu'avec mes cordes vocales.
Rien de changé en apparence. Pourtant, j'ai désormais de plus en plus de mal à m'adapter aux habitudes de vie, au rythme et aux croyances des no digitalife*.
Les miennes, sur lesquelles j'ai renoncé hier soir à m'expliquer plus longuement, plus par indifférence que par lâcheté, leur semblent illusoires, puériles, primitives. Oui, primitives. J'ai écouté toute une digression sur l'instinct grégaire des tribus connectées. Par une personne qui n'avait pas dû en croiser souvent dans la "vraie vie" :-)
Et "cette mode passagère" les amuse, avec le détachement un peu hautain de ceux que le doute n'effleure que trop rarement.
Je souris. L'homme à la veste qui vibre vient de se lever de table en bafouillant un "Excusez-moi" sous l'œil gêné de sa femme. "Il est d'astreinte. Ce n'est pas de chance."
Si.
Le "21-16 pour nous !" qu'il a lancé quelques minutes plus tard à la cantonade d'un air victorieux l'atteste : il en a profité pour chercher le résultat du match.
Un mutant qui sauve le reste de sa tribu de l'ignorance. Sacrifice sur l'autel des bons usages. Hérétique ! :-)
Il a maintenant posé sa boîte magique à la droite de son assiette. Parallèlement au couteau.
Avant qu'une main ferme le lui tende d'un geste silencieux mais impératif. Au sens explicite. Le protocole de la "vraie vie" n'a pas prévu de place pour un mobile à table. Car chez ces gens-là, on ne mobile pas à table. On parle.
C'est probablement bien et politiquement fort correct. Quoique légèrement excessif.
Fut un temps on ne parlait ni de politique, ni de religion, ni d'argent, ni de sexe à table. Ni la bouche pleine, madame, enfin, j'dis ça, j'dis rien.
J'aurais volontiers envoyé quelques verbatim en direct de cette exploration ethnologique, mais j'ai laissé mon téléphone tout seul dans mon sac à main et dans la pièce d'à côté. Prévoyante et attentive aux rituels des autres quand je pars en voyage chez les no digitalife*. Je suis là incognito/in cogito. Désarmante et désarmée :-)
Je survis à cette soirée sans dommage, mais pas sans perplexité.
En me demandant combien de temps encore avant que l'usage raisonné d'un téléphone portable soit considéré comme une solution acceptable, plutôt que de débattre de longues minutes sur des hypothèses qui seraient immédiatement vérifiables en ligne.
Et combien de temps encore va-t-on laisser japper cette adorable bestiole qui laisse des poils et des traces de griffes sur le cuir lissé d'un sofa de sophiste, mais proscrire l'entrée aux objets communicants ?
La conversation bat désormais son plein chez les no digitalife*. On y parle maintenant crise financière et ventres creux. Sur fond d'esprit révolutionnaire, hérité des Lumières. A croire que les braises de la Révolution ne seraient pas complètement éteintes, contrairement aux téléphones portables.
Dommage, j'aurais volontiers discuté du dernier article de Gallo dans le Point, « il suffit de quelques jours pour que la barbarie rejaillisse », mais personne ne l'a lu et je ne sais pas répondre à la question "il est dans l'édition papier ?".
Je sais seulement qu'il est en ligne. Accessible tout de suite. Je l'ai bookmarké dans mon mobile. Cette phrase n'a aucun sens connu pour les no digitalife qui m'entourent.
Ils sont dans un ailleurs. Dans l'univers fini de la "vraie vie".
Est-ce le même que le mien ? Où sont les limites (li-mythes?) de ces oppositions binaires ? Je me souviens de cet autre, au loin dans l'espace et dans le temps, qui (se) demandait s'il y a une unité dans la diversité. Moi, je me demande si la religion de "la vraie vie" a encore un sens.
Et je me demande qui est l'Indien, qui est le sauvage de l'autre, dans ce choc silencieux et invisible des cultures et des usages.
* no digitalife: personne totalement dépourvue de vie sociale en ligne, par opposition à no life, personne totalement dépourvue de vie sociale dans la vie dite réelle.
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